Ne tuons pas la beauté du monde

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Texte par France Cayer

Je navigue sur des eaux plus calmes. Les grandes marées de ma vie ne s’éternisent plus aussi longtemps : moins de déchirures, d’épaves, de noirceur. Même si quelque fois les vagues d’événements impromptus m’amènent à tanguer dangereusement, je retrouve l’équilibre plus rapidement. Sur ce nouveau bateau, mon existence ose mettre le cap sur l’amour.

« Ça fait cliché », diront certains. Pourtant, après tant de tourmentes et de tempêtes insensées, je sais que c’est la seule chose qui ravive l’intérieur.

Au combat, je tombais, je m’enfermais, je criais, j’insultais, je démolissais. Depuis que j’ai abandonné les armes, les boucliers et les stratégies, j’ai déserté l’horreur pour retrouver le beau.
La Beauté. « Ne tuons pas la beauté du monde », nous dit Plamondon dans les paroles de sa chanson.

Voilà mon nouveau mantra.

La Beauté.

Celle qui m’habite, qui surgit de l’ombre. Celle qui cherche la lumière. Elle est mon chemin. Je suis – suivre et être – le «pont d’or» que reflète le soleil couchant sur l’eau du lac, du fleuve, de l’océan.

En réalité, ce changement de cap s’est fait très lentement – et il ne se terminera jamais, je le sais. Mais, peu à peu, je me suis vue sortir de mon mutisme, j’ai confronté ma peur en entrant en relation avec d’autres êtres humains. Ceux-là étaient comme moi, meurtris. C’est ainsi que j’ai commencé à créer des liens, à me dire, à écouter, à entendre.

« Que signifie « communiquer » ? demanda le Petit Prince.
– « C’est une chose trop souvent oubliée, ça signifie créer des liens », répondit le Renard.

J’ai compris qu’il fallait communiquer pour m’en sortir. J’ai appris à raconter mon histoire à des gens qui, sans me connaître, m’aimaient, voyaient le beau en moi. Je n’étais pas jugée d’emblée. Et j’ai appris à écouter les histoires des autres, sans les juger non plus, en les accueillant, en retenant leur beauté propre.

« On a besoin d’une histoire. » C’est l’auteur québécois Yann Martel qui a écrit cela dans son dernier roman. Et c’est tellement fondamental, car on s’en invente tous des histoires : des améliorées, des intelligentes, des médiocres, des destructrices, des contes de fée, avec beaucoup de vérité ou pas du tout. On a tous besoin d’avoir notre histoire et de la dire, de la partager, de la créer pour la voir plus clairement, pour pouvoir la digérer et pour ultimement la transcender. Notre histoire et celles des autres sont plus grandes que leur misère. En les revisitant de temps en temps elles perdent de leur gravité.

J’aime l’écrire aussi, mon histoire. Un paragraphe à la fois, chaque jour, tel un journal intime. Pour rejeter le fiel, pour récolter le bon, pour désamorcer les bombes. L’écriture et ses mots qui réparent les incohérences créent un espace de liberté. Jouer avec les mots, chercher le bon terme pour dire l’émotion, le sentiment, le besoin. Encrer les palabres sur la feuille qui n’attend que de les recueillir. Dire libère l’émotif, écrire libère la créativité.

Sur ma route, j’ai donc découvert que créer était essentiel à mon mieux-être. Me relier aux autres et à la page par l’écriture a été ma première bouée de sauvetage, les premières brèches vers la lumière. Un espace de création s’est alors mis à m’habiter et à se manifester partout dans ma vie, que ce soit par un morceau de vêtement particulier agencé à un autre, une activité pédagogique originale, une attention spéciale à une personne aimée, une parole d’encouragement dite d’une façon nouvelle, un regard ou une présence. Cela m’a permis de voir la Beauté, m’en exalter chaque jour et de la transmettre.

Cela ne m’a cependant pas empêchée de tomber dans le piège, car personne n’est à l’abri de ce faux-pas. J’ai à nouveau oublié de me créer, de repeindre mon paysage intérieur et de le faire primordialement pour moi. J’ai oublié de créer mon intérieur, cet espace du grand, du solide, du beau, du lumineux qui ne peut grandir si on n’y met pas le temps. J’avais laissé ma page blanche la plus importante immaculée. Il y manquait le temps, le silence, la méditation, l’écoute pour ancrer l’amour en moi, pour le voir, le sentir, le toucher. Tout allait si vite.

À l’instant où j’écris ce texte, le temps s’est arrêté. Le temps d’une pause, celui de la croisée des chemins. Le temps d’écouter, de sentir sur quelles eaux je navigue, pour entendre l’inspiration du timonier de ma vie. Ce que je sais, ce à quoi je touche, c’est l’amour infini qui m’habite. C’est son déploiement en moi et dans le monde qui me souffle de poursuivre ce voyage sur ces mers intérieures et extérieures, malgré la houle. Je suis bien ancrée dans le présent, prête à participer à la grande Beauté en déployant mille petites créations lumineuses pour ne pas la tuer.